59-MONSIEUR GRAS

Publié le par Djipy

MONSIEUR GRAS

Est-ce la grisaille de ce début décembre ?
Est-ce l’approche des fêtes de fin décembre ?
Mais la nostalgie est dans l’air du temps !
Je m’y réfugie beaucoup trop souvent…
Je ne suis pas le seul, jugez-en, constatez.

Dans mon agenda "pense-bête" des textes à rédiger,
J’avais écrit: « ‘’Monsieur Gras’’,
Eveil école primaire »,
pour ne pas oublier
Les louanges que je veux lui adresser
Quand mon inspiration sera au rendez-vous !

Monsieur Gras est l’instituteur
De l’école primaire à qui je dois tout ;
Je voulais parler de lui 
Et surtout de ce temps particulier de l’enfance
Où chacun peut prendre le bon aiguillage de sa vie … 
S’il a de la chance !

À quelques jours près, une ‘’ex-instit’’;
Copine super sympa de la chorale des "Verdurons",
M’offre un magnifique bouquin
Qui lui « a donné la chair de poule 
» :

C’est << Souvenirs de mon école >>
Inscrit à la craie, ce titre,
 
Sur une ardoise d’écolier en carton,
Forme la couverture du livre,
 
Qu’en le voyant,
On fait un bond de 50 ans en arrière, en primaire !


Ça remonte … Ça remonte… l’enfance éphémère ! ! !

Ma ‘’primaire’’, c’est « l’école des curés » !
Le quartier des Buërs était mal famé,
Mes parents n’ont pas lésiné :
Elle est proche de l’église d‘un côté,
Du terrain de foot de l’autre côté …
Et plus proche de notre immeuble,
Ce qui n'est pas à négliger.
_
Mes parents avaient fait un choix
Qu’ils croyaient judicieux ;
Les évènements et la guerre l’ont rendu pernicieux !
Il fallait payer : et pour 3 enfants, fallait assumer …
Et la guerre, la deuxième mondiale n'a rien arrangé !

C’est une vieille demoiselle qui m’a appris à lire
Et je n’étais pas doué ;
J’entendais mal : elle ne pouvait le deviner :
Je l’ai moi-même longtemps ignoré !

Puis se sont succédés de vieux pépés
Qui devaient être bénévoles :
Ils se renouvelaient souvent …
Diriger 3 divisions en même temps n’est pas drôle.
Et à chaque changement,
Augmentait l’âge des nouveaux enseignants  !
_

Au début du conflit, des soldats Français
Par milliers sont faits prisonniers,
Le service de travail obligatoire en Allemagne (STO)
A fini d'éclaircir les rangs
Et il ne restait plus que les gens âgés ou diminués …
Et les enfants.

Les adultes, les meilleurs, étaient en Allemagne
A bosser pour l’ennemi
Et d’autres, les réfractaires, s’étaient ’’évaporés’’
 Dans la nature, ou ... au maquis !
_

Mon père, épargné puisque chargé de famille,
En France, travaillait pour les boches,
Avec les milliers d’autres ouvriers de sa grande usine
De matériel électro-moche …
_

Avant la première mondiale,
Il terminait ses 3 ans de service militaire,
Quand la guerre 14-18 éclata
Comptez: 3 plus 4 égal 7 ...
Sept années dans l’armée !
Mais il croyait, comme les autres,
Que c’était la « der des ders » !
_

A l’école, nous avons hérité d’un prof tout jeunet,
Sympa, abordable, plus proche …
Mais ? ? ?…les plus grands se sont vite aperçu
Qu’il avait toujours une main en poche !
En observant un peu, tous les élèves ont vu
Que sa main camouflée caressait un objet ! 
Un objet qui lui appartenait en propre, 
"Tout à fait personnel"…
_

Après deux semaines,
Nous n’avons plus revu ce jeune enseignant.
Il a été remplacé par un grand père
Qui n’avait plus la vocation ...
.........
C’était la canicule au mois de mai,
Le moi de « MARIE », plein de dévotions.
Chaque après-midi, après une ’’récré’’ prolongée,
Il nous faisait la lecture.
E
t les miracles d’ici, de là-bas,
A Lourdes, en Estremadure à Fatima …

Et ce pépé lisait, crachotait,
A plus soif, sans s’arrêter, jamais !
Le premier quart d’heure, on écoutait gentiment,
Après, on se dissipait, on bougeait légèrement,
E
t pour finir, on rigolait, franchement…

Faut dire qu’il avait un accent particulier,
Avec des liaisons originales !
Par exemple, on chantait ’’La Marseillaise’’,
au passage initial :

« Qu’un sang impur … », il prononçait :
« Qu’un SANQU’impur …
_

Le soir, à la maison, tout fier,
J’ai chanté çà à mes frangins, mes 3 aînés ! ! !
Ils ont tous les trois, dans un fou rire, éclaté.
Ça aurait dû les étouffer …
Cela m’a tellement vexé que je les aurais griffés !
_

Les années s’écoulaient tant bien que mal … 
Mais plutôt mal !
Il y avait des alertes, la nuit, le jour,
Qu‘importe, les alliés bombardaient … mal :
Réfugiés dans la cave de la librairie voisine,
Un jour, nous nous sommes mis à chanter.
Soudain, notre maître est descendu en furie,
Presque en pleurs, et s’est mis à hurler :

« Vous n’avez pas honte,
Alors que le quartier de Vaise est en ruines,
De CHANTER !
Il doit y avoir des centaines de morts …
Et vous !… vous !… VOUS RIGOLEZ ! ! ! »

Il s’étranglait, le pauvre homme,
D’avoir aperçu de loin ce carnage !
Monsieur OLAGNON, pardon !
Nous n’étions que des gosses pas très sages
Et terrés dans la cave, nous n’avons rien vu …
 Mais entendions et si nous chantions,
C’était peut-être, inconsciemment,
Pour couvrir le bruit des démolitions !…
Et peut-être aussi pour chasser la peur !
C’était notre seule munition …
___

Libération : 03 septembre 44, la ville est libérée :
 Une nouvelle ère va commencer !
On ne croise plus les soldats Allemands
Martelant le goudron au pas cadencé.
Par contre, à la DOUA, pas loin de chez moi,
On découvre des charniers ! ! !
Des tas de cadavres jetés en terre
Après tortures, puis … exécutés !

Il faut maintenant tenter d’identifier ces corps
Plus ou moins décomposés :
J’ai oublié le nom du responsable de ces travaux
Mais je lui rends hommage ;
À lui et à toute son équipe car ce n’était pas facile
Après de tels dommages !

Début octobre, c’est la rentrée …
Il y a un nouveau maître, un vrai, d‘à peine 40 ans !
Il nous présente dans la classe
Deux de ses garçons d’environ 11 et 9 ans,
Nous dit qu’il s’appelle Monsieur Gras
 Et que sa femme enseigne à côté la petite classe.

Son nom, ‘’Gras‘’, en d’autres temps,
Aurait déclenché la risée générale …
Mais ce maître inspirait d’emblée le sérieux,
Le respect ! Personne n’a bronché …

Nous l’écoutions comme nous ne l’avions jamais fait,
Nous étions subjugués !
Nous buvions ses paroles …
Nous avions enfin un vrai MAÎTRE.

Je me retrouvais dans la rangée centrale, 
La deuxième division : la classe en avait trois.
Le système de 3 niveaux dans une même classe
Multipliait le travail du maître par trois,
Mais je pense que cela m’a été bénéfique … 
Au moins 2 fois !

Mon travail terminé en 2ème division,
J’écoutais ce qui se disait en 3ème ou 1ère division.
Comme je ne savais rien, je buvais tout,
J’épongeais tout,
Il fallait rattraper le temps perdu ! 
M
ais je le faisais d’instinct,
Sous le charme de Monsieur Gras,
Sans y penser, sans tra-la-la.

Il s’en est vite aperçu car, une fois ou deux,
Quand ceux de la 1ère division séchaient
Et qu’il me voyait "boire son savoir",
Après quelques secondes, il m’interrogeait …
Je répondais, les grands me fusillaient !
Satisfait mais prudent, il ne l’a plus refait.
_

 Monsieur Gras avait des règles cocasses,
Mais terriblement efficaces :
« Devant m, b, p, on met m au lieu de n,
Sauf dans néanmoins, bonbon, embonpoint … etc »

<<Les verbes commençant par ap prennent 2p
Sauf: apaiser, apercevoir, aplanir...>>

 
La dictée journalière subitement devenait 
Plus simple et le nombre de fautes diminuait !
Il avait un bon paquet de ‘’sentences’’ de ce genre
Qui étaient d’une efficacité redoutable,
Encore fallait-il les retenir, mais, avec Monsieur Gras,
C’était naturellement acceptable.
_

 J’avais remarqué, le samedi matin, durant la dictée,
Que le maître était distrait :
Il regardait, en dictant, par la fenêtre, très souvent…
Qu'est-ce qui le préoccupait ?

J’ai enfin compris que ce qu’il observait,
C'était les unions, à l’église, sur le perron ;
Et sans doute, ces mariages l’amusaient
Lors des photos traditionnelles !

J’aurais dû me souvenir, bien plus tard,
De ce détail si personnel !
___

En arithmétique aussi, tout paraissait plus simple,
Tout coulait de source.
J’étais sous le charme mais je n’étais pas le seul,
La majorité de la classe l’était aussi.
Il n’y avait qu’une ou deux têtes brûlées
 Qui faisait de la résistance, dans la 1ère division !
____

Ainsi, j’ai réussi la première partie du ‘’certif’’
Et l’année suivante, la deuxième partie

(Le certificat d’études, à cette époque, avait 2 parties
 mais cela n’a pas duré, je crois ?)
...

Après, année préparatoire : École Nationale Professionnelle de la Martinière où,
Justement, le maître s’appelait Mr. Martin,
Comme le Major Martin, créateur de l'école …
_

Monsieur Martin était aussi un très bon enseignant,
Le sort m’était encore favorable !
 

Puis Authezat: 3 mois, puis la « Martin »,
Interne 3 ans plus 1 an : demi ’’pantin’’.
Enfin, le boulot, les tourments du débutant,
Les aléas , l’armée qui n’en finit pas …
Et un samedi, un 13 octobre, mon mariage
Dans l’église de "mon" école primaire !

Mon frère Jean avait tout organisé,
Le car, la cérémonie, le photographe, l’horaire :
Sur le perron, série de clichés :
<< Ne plus bouger, serrez-vous,
Souriez, je n'vois pas tout …
Faut se presser, d’accord, mais on va la doubler,
Faut pas rater cette photo !
Allez, maintenant grimpez dans le car,
On va chez Micheline prendre l’apéro
Et après, dare-dare, on ira à Bron, au resto.>>
_

Tout s’est parfaitement déroulé,
Tout le monde était content.
Le repas était entrecoupé de chants
Entonnés par certains et repris par tous !

Chacun a gardé un bon souvenir de notre mariage !
Tout le monde, sauf moi !

Sauf moi, quand j’ai repensé, plus tard,
Que Monsieur Gras m’avait observé depuis sa classe !
Et comme un ingrat que je suis,
Je ne lui ai même pas fait un signe d’amitié,
Même pas envoyé un petit geste de reconnaissance,
Même pas jeté un regard en direction de sa fenêtre,

 RIEN ! ! !
___

 Quand je repense à la peine que j’ai dû lui faire,
La honte me monte au front.
Il aurait été si facile de prendre 5 minutes
Pour lui présenter ma femme.
Je lui aurais fait un immense plaisir
Et je suis sûr qu’il nous aurait fait entrer
Pour nous présenter "comme des héros"
A sa ribambelle de gamins …

JE NE L’AI PAS FAIT
CAR J’AVAIS LA TÊTE AILLEURS !

PARDON MONSIEUR GRAS.

Alors que je vous dois tant,
Je me suis comporté comme un sauvage !
Où que vous soyez aujourd’hui,
Sachez que c’est l’émotion de ce jour mémorable
Qui est responsable de ce manque de tact.
Mais je suis quand même impardonnable !

Néanmoins, (avec un n devant le m),
Je vous demande encore pardon et vous dis merci 
Pour tout ce que vous m’avez appris :

 

D’un sinistre ignare vous avez fait un vrai écolier !

(du moin, cè se queue gè cru lontan ...
 San doute à taure pisque
Ma dame Laure Taugraffe
Continue de me tra hïre ! ! !)

 

Djipy le 31 décembre 2006

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Publié dans Honteux souvenir

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M
cet hommage à ton maître d'école est un très beau texte, très émouvant
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